Les élections cruciales turques de 2023 devraient avoir lieu début mai. Pour les habitants du nord-est de la Syrie, le vote signifie au mieux des mois d’anxiété et d’anticipation, et au pire des bombardements aériens, du sang et des larmes.
L’heure zéro d’une nouvelle incursion militaire turque semble plus proche que jamais. Le commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), le général Mazloum Abdi, a déclaré dans une récente interview qu’il s’attend à une attaque turque contre le nord-est de la Syrie au cours du mois de février.
Les dirigeants turcs semblent avoir désespérément besoin d’une opération militaire avant les prochaines élections. Les efforts de la Turquie pour normaliser les relations avec la Syrie, également liés aux préoccupations électorales d’Erdogan, pourraient eux aussi avoir des conséquences néfastes.
Guerre avant les élections
L’économie turque est en crise. Il y a cinq ans, un dollar valait moins que quatre livres turques ; aujourd’hui, il en vaut presque 19. Si le taux d’inflation a légèrement diminué par rapport aux derniers mois, il reste dangereusement élevé. Du coup, les salaires de la classe moyenne ne suffisent plus à vivre et les profits des commerçants se sont rétrécis.
Ceux qui se plaindraient de leur situation n’ont pas de chance : le système carcéral en expansion de la Turquie est plein d’opposants politiques et de critiques. La remise en cause des abus du gouvernement est devenue un motif de poursuites : Sebnem Korur Fincanci, la présidente de l’Association médicale turque, a récemment été accusée de « diffusion de propagande en faveur d’un groupe terroriste » après avoir laissé entendre que l’utilisation présumée d’armes chimiques par l’armée turque contre des combattants du PKK en Kurdistan irakien devait faire l’objet d’une enquête.
Erdogan cherche à échapper à ces problèmes en convainquant les électeurs turcs que leur sécurité nationale est menacée. Cette situation, selon la philosophie politique d’Erdogan, appelle à une lutte contre les « organisations terroristes » en Syrie – les FDS, le partenaire de la Coalition mondiale dans la guerre contre l’Etat islamique.
Il est révélateur que les autorités turques n’aient pas fait de telles déclarations sur l’importance de sécuriser la frontière sud du pays lorsque l’Etat islamique y était présent. Des rapports régionaux et internationaux ont révélé que la plupart des membres étrangers de l’Etat islamique sont entrés et sortis de Syrie via la Turquie. Aujourd’hui, Hayat Tahrir al-Cham, que Washington, l’Union européenne et même la Turquie qualifient de groupe terroriste, est présent le long de la frontière turque à Idlib. Cependant, il n’y a aucun appel de la Turquie à s’opposer à l’affilié d’Al-Qaïda. Au contraire, il existe des relations ouvertes entre les deux parties.
Normalisation avec Assad
Lorsque la crise syrienne a commencé, Erdogan a qualifié le président syrien Bashar al-Assad de dictateur illégitime. La Turquie soutient les factions armées anti-Assad, en particulier les islamistes, depuis le début de la guerre.
Cependant, après plus d’une décennie de combats qui ont fait des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés, les intérêts du président turc ont changé. Sous les auspices de la Russie, la Turquie a entamé le processus de normalisation de ses relations avec la Syrie.
Erdogan espère intensifier les expulsions de réfugiés syriens en Turquie afin d’empêcher l’opposition de mobiliser avec succès un sentiment anti-réfugiés croissant. Il cherche aussi à porter un coup de grâce au SDF et à l’Administration autonome. Un accord avec Damas pourrait l’aider à accomplir les deux. Pour la Russie, ces pourparlers contribuent à creuser un fossé entre la Turquie et ses partenaires occidentaux et à consolider la position des alliés de Moscou à Damas.
Les États-Unis ont réaffirmé qu’ils rejetaient toute normalisation avec l’État syrien. Assad lui-même, probablement préoccupé par le fait que les objectifs d’Erdogan soient davantage liés aux élections qu’à tout véritable changement de politique syrienne, a également stipulé que toute discussion avec la Turquie dépendrait du retrait des forces turques du territoire syrien.
Quelles réactions des puissances internationales ?
La capacité d’action de la Turquie dans le nord-est de la Syrie est surtout contrainte par les positions de la Russie et des États-Unis. Les deux gouvernements savent qu’une incursion turque réussie est susceptible d’augmenter les chances d’Erdogan aux urnes.
Même les analystes russes les plus pessimistes ne s’attendaient pas à ce que la guerre de Moscou en Ukraine se poursuive aussi longtemps. Ce conflit a des impacts directs sur la guerre en Syrie. La Russie ne s’opposera pas à une nouvelle incursion turque en Syrie si elle peut conduire à des gains en Ukraine, et espère probablement renforcer la position de ses alliés au Moyen-Orient afin de se concentrer sur le conflit ukrainien. Il avait précédemment concédé Afrin de la Syrie à la Turquie en échange du retrait des factions de l’opposition de la Ghouta et de la reddition de la région à Assad. Une nouvelle incursion turque serait également susceptible d’accroître les tensions au sein de l’OTAN, profitant davantage aux intérêts de la Russie.
Sous l’ancien président Donald Trump, les États-Unis étaient également disposés à donner leur feu vert aux opérations turques en Syrie. L’administration Biden, en revanche, affirme qu’elle s’opposerait aujourd’hui à une telle évolution.
Les responsables américains avertissent qu’une incursion terrestre turque menacerait les acquis de la guerre contre l’Etat islamique, permettant potentiellement à des dizaines de milliers de prisonniers de l’Etat islamique et à leurs familles de se libérer. Ils craignent également probablement que la Turquie concède tout territoire nouvellement occupé à Assad en cadeau. L’Iran est également un allié clé d’Assad dans la guerre en Syrie, et de récentes déclarations russes suggèrent qu’il devrait bénéficier de tout processus de rapprochement turco-syrien qui pourrait se produire aux dépens de l’AANES.
Au milieu de cette incertitude, un constat s’impose : la région traverse une situation complexe régie par les équilibres et les arbitrages internationaux. La population du nord-est de la Syrie souhaite la stabilité et craint une nouvelle vague de guerre et de déplacement. [Les habitants du Nord et de l’Est de la Syrie seront peut-être les plus grands perdants des élections en Turquie, bien qu’ils ne puissent pas y participer].
Par Hoshang Hasan
A lire la version originale ici: As Erdogan Prepares for Elections, Syrians Pay the Price