SYRIE / ROJAVA – Blocus armé, embargo, terrorisme, coupure d’eau… tous les moyens possibles et imaginables sont mis en œuvre par la Turquie et ses mercenaires jihadistes pour mettre fin à l’autonomie locale des Kurdes dans le nord de la Syrie. Le régime syrien participe également à cette guerre anti-kurde en assiégeant et en imposant l’embargo aux enclaves sous contrôles des forces arabo-kurdes dans le nord d’Alep. Une situation dramatique sur le plan humanitaire, sanitaire et sécuritaire qui renforce par ailleurs les cellules dormantes du groupe État Islamique.
L’anthropologue belge, India Ledeganck revient de la région stratégique de Tal Rifaat, dans le nord d’Alep, prise en tenaille au Nord par la Turquie et au Sud par le régime syrien et où les civils sont victimes d’exactions, d’arrestations arbitraires et d’actes de torture commis par les milices pro-turcs.
Voici son reportage:
La famille qui nous a accueillis à Shehba, canton de Tal Rifaat, est originaire d’Afrin, région envahie par l’État turc en 2018. Comme 300 000 autres exilés, ses membres se sont enfuis après l’occupation de leur ville. Ils habitent actuellement dans une maison qui leur a été fournie par l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (Aanes), qui coordonne sept régions autonomes. Selon une ONG de défense des droits humains basée à Shehba, 100 000 réfugiés d’Afrin sont répartis dans 5 camps, dont plus de 3 700 familles à Tal Rifaat. L’aide médicale est fournie pour l’instant par le Croissant-Rouge arabe syrien et le Croissant-Rouge kurde, l’aide internationale n’étant parvenue que de manière très limitée selon les autorités locales.
La région de Tal Rifaat, située au nord d’Alep, ainsi que le quartier de Sheikh Maqsoud à Alep majoritairement habité par des Kurdes subissent un blocus particulièrement dur de la part du régime de Bachar Al-Assad depuis août 2022. Les habitants de Sheikh Maqsoud et Tal Rifaat n’ont plus la capacité de subvenir à leurs besoins de base : ou les prix sont trop élevés, ou les produits manquent. Le blocage des médicaments, du lait en poudre et du mazout aux checkpoints a des conséquences désastreuses sur la population. Les malades chroniques ne disposent plus de leur traitement et plusieurs enfants sont morts d’hypothermie ces dernières semaines, tandis que le dernier hôpital de Tal Rifaat, soutenu par la Croix-Rouge kurde, risque de fermer ses portes par manque de matériel. Le quotidien est dorénavant régi par le rationnement et la peur constante du lendemain, d’autant plus que la livre syrienne subit une inflation sans précédent.
REPRENDRE LE CONTRÔLE DE LA RÉGION
Selon le Conseil démocratique syrien (MSD) et l’assemblée civile de Tal Rifaat, l’embargo a pour objectif d’obtenir des concessions de la part de l’Aanes. Car le gouvernement syrien ne reconnait pas l’autonomie des régions du nord de la Syrie, ni celle des Forces démocratiques syriennes (FDS). Depuis 2012, Assad reste imperturbable face aux demandes de négociations adressées par l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (Aanes) sur ce point. « Le gouvernement syrien crée des frontières pour pouvoir assouvir son intérêt premier », qui est de reprendre le contrôle sur Tal Rifaat et Sheikh Maqsoud, déclare Jiyan, membre du Conseil démocratique d’Alep à Sheikh Maqsoud.
Dans cette perspective, le morcellement des régions occidentales de l’Aanes s’avère un atout crucial pour le régime syrien. Dix kilomètres séparent la région sud de Tal Rifaat du quartier kurde de Sheikh Maqsoud dans le nord d’Alep. Cette bande de terre est cependant sous son influence, tout comme les territoires séparant Alep de Manbij, l’une des sept régions autonomes du nord-est syrien. En conséquence, les passages sur l’axe Manbij-Alep-Tal Rifaat sont soumis à la bonne volonté du régime, et de nombreux checkpoints sont disposés autour de ces différentes régions.
UNE UNITÉ D’ÉLITE DE L’ARMÉE SYRIENNE À LA MANŒUVRE
Sur le terrain, les contrôles sont exercés par la 4e Division, une unité d’élite de l’armée syrienne proche de l’Iran qui, en plus de mettre en application le blocus économique imposé par le régime, se livre à des pillages et à des vols. Ainsi, lors de notre arrivée au camp de réfugiés Serdem à Shehba, nous avions été reçus par des représentants de l’Aanes encore en état de choc : des membres de la 4e Division avaient tenté de voler du mazout dans le camp le jour précédent, et cela s’était terminé par des confrontations entre eux et les forces de sécurité de l’Aanes.
En parallèle, une sélection à caractère discriminatoire est appliquée, et les Kurdes ou les réfugiés d’Afrin, kurdes et arabes, seraient ainsi confrontés à plus de difficultés lors de leurs déplacements. Pour exemple, nous avons rencontré une jeune femme kurde âgée de 20 ans originaire d’Afrin dont le passage avait été refusé. Bien qu’elle soit étudiante à l’université d’Alep, elle doit constamment recourir à l’aide de l’administration autonome pour pouvoir utiliser la route Alep-Manbij et rendre visite à sa famille. « C’est un peu comme une grande prison à ciel ouvert », nous dira un habitant de Tal Rifaat.
Cette politique basée sur la faim et la création de divisions au sein de la population touche en premier lieu les civils, comme le rappelle Mohamed Enan, membre de l’assemblée civile de la région de Tal Rifaat. « Ils ont créé des checkpoints et, dès qu’ils voient que je suis originaire d’Afrin, ils m’arrêtent », souligne Ali, un réfugié arabe d’Afrin victime d’humiliations par la 4e Division. Il a fui, avec plus d’une centaine de membres de sa famille, les exactions commises par les milices soutenues par la Turquie à Afrin.
La création de checkpoints par le gouvernement syrien afin de forcer l’administration autonome à céder son territoire n’est pas un phénomène récent. L’invasion d’Afrin par la Turquie en 2018 a été utilisée par la Russie et le gouvernement syrien pour affaiblir l’AANES. Lorsque la guerre d’Afrin a éclaté, pour passer les checkpoints il fallait en avoir les moyens. Les civils paniqués de se retrouver bloqués à Afrin alors que de plus en plus de villes tombaient dans les mains de l’État turc étaient alors contraints de brader leurs biens et moyens de locomotion aux membres de la 4e Division pour des prix dérisoires.
LA MENACE TURQUE
« La Russie et le régime syrien brandissent la menace turque », indique Mohamed Enan. « Ils prennent l’invasion turque ou sa potentialité comme une opportunité afin de reprendre le contrôle des régions de Tal Rifaat, Kobané et Manbij. Les frappes quotidiennes à Tal Rifaat tirées depuis les régions occupées par la Turquie, les massacres commis par les milices proturques, tout se passe sous les yeux des Russes et du régime. » Les tirs près de la ligne de front sont effectivement encore monnaie courante à Tal Rifaat. Durant notre séjour, il y a eu plus ou moins deux tirs au mortier par jour près du camp de réfugiés où nous étions.
La Turquie considère le Parti de l’union démocratique (PYD), majoritaire au sein de l’Aanes, comme une section du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et une menace pour sa sécurité interne. Ankara a l’objectif de créer une zone tampon de 30 km le long de la frontière syro-turque, là où sont situées les villes à population majoritairement kurde. Elle a envahi la région d’Afrin en 2018 ainsi que la région entre Serê Kaniyê (Ras Al-Ain) et Girê Spî (Tal Abiad) en 2019. La région de Tal Rifaat est perçue comme la dernière cible de l’opération « Rameau d’olivier », selon l’agence de presse du gouvernement turc Anadolu. Un des motifs utilisés pour légitimer une opération militaire sur la région réside dans la composante démographique de Tal Rifaat, principalement constitué d’Arabes. Toujours selon Anadolu, des familles arabes auraient fui la région depuis l’installation de l’AANES en 2016. Pourtant, les régions du nord sont un refuge pour de nombreuses familles arabes fuyant le régime d’un côté, les milices proturques à Afrin de l’autre. Le nord de la Syrie compterait plus de 30 000 déplacé·es provenant d’Idlib.
TAL RIFAAT, RÉGION STRATÉGIQUE
« Tal Rifaat est une porte vers Alep » déclarent Jiyan et Mohamed Enan. Elle se présente effectivement comme une région stratégique pour la Turquie, car elle lui permet, via Alep, d’accéder à plusieurs routes économiques importantes. Celles-ci connectent les régions du nord-ouest de la Syrie avec les régions côtières syriennes, en traversant les régions de Hama et d’Idleb. « C’est une guerre économique qui s’attaque à la M4 », explique Mohamed Enan, se référant à l’autoroute qui traverse effectivement d’est en ouest les territoires de la Syrie et connecte Alep à la ville portuaire de Lattakié. La création d’une frontière entre les villes d’Azaz, de Tal Rifaat et d’Idleb amènerait la Turquie à disposer de carrefours économiques importants près de ses frontières. De plus, les postes-frontières de Bab Al-Salamah à Azaz et de Bab al-Hawa près d’Idleb sont à l’heure actuelle tous deux situés dans les régions occupées par les milices soutenues par la Turquie. Azaz joue de cette manière un rôle essentiel dans le soutien logistique apporté par la Turquie aux groupes rebelles. « Tal Rifaat est la clé pour connecter Azaz à Alep. C’est une manière pour la Turquie de renforcer son pouvoir de négociation face à la Russie et à la Syrie » indique Jiyan.
« Il semble pourtant peu probable que la Russie serve Tal Rifaat à Ankara sur un plateau d’argent » précise-t-elle. Les invasions terrestres de la Turquie sur les territoires syriens situés à l’ouest de l’Euphrate ont été exécutées via l’accord de la Russie et de l’Iran en amont. Le 23 novembre 2022, alors que la Turquie opérait une série de bombardements dans toutes les régions du nord de la Syrie, des représentants russes ont déclaré qu’ils n’avaient pas accordé le feu vert à la Turquie pour mener une attaque terrestre. Néanmoins, un alignement de la Turquie par rapport aux objectifs de la Russie, qui souhaite une normalisation des rapports entre les deux États, pourrait potentiellement amener la première à obtenir des concessions. Un feu vert pour une nouvelle opération pourrait être obtenu dans ce cadre. Le 14 janvier 2023, le porte-parole de la présidence turque a ainsi déclaré qu’une attaque sur les régions du nord était imminente. Mazlum Abdi, commandant des FDS, a quant à lui annoncé qu’une opération turque de grande ampleur pourrait être réalisée sur Kobané vers le mois de février.
LES CELLULES DORMANTES DE L’OEI À L’AFFUT
En plus de la menace de l’invasion, les frappes aériennes quotidiennes et intensifiées en novembre 2022 ont engendré au sein de la population la crainte d’une activation des cellules dormantes de l’organisation de l’État islamique (OEI). Au cours de ces derniers mois, le personnel des infrastructures pénitentiaires et judiciaires de l’Aanes a été visé par des frappes aériennes turques, tuant notamment la coprésidente et le coprésident des structures pénitentiaires de la région de Jazira seulement deux mois après leur prise de fonction. La campagne aérienne en novembre 2022 a notamment visé la prison de Jerkin à Qamishli, un checkpoint du camp d’Al-Hol ainsi que les quartiers généraux des unités de contre-terrorisme (YAT) reliés à l’Aanes. Le 23 novembre 2022, plusieurs membres de l’OEI détenus dans le camp d’Al-Hol avaient tenté de fuir après une frappe turque sur l’un des checkpoints du camp.
Ce dernier regroupe en son sein plus de 53 000 personnes, majoritairement des enfants et des femmes affiliées à l’OEI. Mazlum Abdi avait déclaré le même jour l’interruption des opérations contre l’OEI, mais elles ont cependant repris quelques jours plus tard. « L’État islamique tire avantage des attaques perpétrées par l’État turc », explique Ruksen Mohamed, porte-parole des unités de protection de la femme (YPJ). « Les cellules dormantes attendent une opportunité pour pouvoir agir. Pour exemple, nous en avons récemment arrêté une près de Tal Hamis qui planifiait d’organiser une attaque contre les camps. Ils disposaient des armes et du matériel logistique nécessaire. Ces arrestations montrent qu’il suffit d’une attaque de la Turquie ou d’une autre cellule dormante pour qu’elles se mettent en action », explique-t-elle.
Les actions des cellules dormantes sont majoritairement concentrées dans la partie orientale de la région de Deir ez-Zor, le long de la frontière syro-irakienne. Fin décembre 2022, les unités de contre-terrorisme ont arrêté trois personnes accusées d’être membres de l’OEI et le directeur d’un hôpital de Deir ez-Zor a échappé à une tentative d’assassinat. Le 26 décembre, un membre de la sécurité de l’Aanes a perdu la vie près de Deir ez-Zor après une attaque dirigée contre une station de la sécurité interne. Une autre attaque, cette fois à Rakka, a été effectuée la même journée. Elle visait un centre de la sécurité interne situé à proximité d’une prison contenant presque 900 membres de l’OEI. Deux d’entre eux ont été tués, ainsi que deux membres des FDS et quatre de la sécurité interne. Un couvre-feu total sur la ville de Rakka et la fermeture des routes environnantes ont été imposés pendant plusieurs jours après cela. « Je suis inquiet, nous confie un habitant de la région de Deir ez-Zor, car nous ne savons pas quand ni comment les cellules peuvent attaquer ».
Une nouvelle invasion militaire de la part de l’État turc, en plus d’être une catastrophe humanitaire, amènerait une déstabilisation des structures politiques et militaires locales. Ces dernières ont pourtant joué un rôle majeur dans la victoire contre l’OEI au sein de la coalition internationale. Les FDS dénoncent les liens entre les actes terroristes perpétrés dans le nord de la Syrie et les milices pro-turques qui contrôlent les territoires occupés. Les populations locales sont de plus victimes d’exactions, d’arrestations arbitraires et d’actes de torture.
Reportage réalisé avec l’aide d’Ali ALI, journaliste kurde de Syrie
Avec l’autorisation aimable d’India Ledeganck