PARIS – L’Institut kurde de Paris rend hommage à la féministe et mécène Ferda Cemil Pacha et au professeur et scientifique Nadir Nadirov, deux figures éminentes kurdes qui nous ont quittés en août dernier.
Voici l’hommage de l’Institut kurde de Paris:
Figure de la société civile et de féminisme au Kurdistan, Ferda Cemil Pacha était aussi une mécène et une entrepreneuse pionnière qui a contribué à la reconstruction du Kurdistan. Ce sont ses entreprises qui ont construit notamment les bâtiments de Ministère de la Culture, du Ministère de l’Intérieur, de l’Académie de police et plusieurs hôpitaux à Erbil. Militante engagée dans l’humanitaire, elle était distinguée et récompensée par le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour ses nombreuses initiatives dans l’accueil des réfugiés iraniens, afghans et plus tard Kurdes irakiens en Turquie. Parallèlement à ses activités professionnelles elle a continué des actions d’aide et de solidarité en faveur des réfugiés kurdes syriens et yézidis accueillis au Kurdistan irakien. Proche partenaire de l’Institut, elle a été de 2007 à 2012 directrice des bureaux d’Erbil de notre chaîne culturelle kurde KURD1 et à ce titre très appréciée des artistes et intellectuels locaux.
Son parcours est à l’image des vicissitudes de l’histoire kurde au XXème siècle. Elle est née en 1951 à Damas, en exil, dans une famille aristocratique kurde qui a joué un rôle de premier plan dans le mouvement national kurde dans les années 1910-1930. Son arrière- grand-père, Cemil Pacha, était un haut dignitaire ottoman qui a été notamment gouverneur du Yémen. Ses enfants, éduqués dans les meilleures écoles d’Istanbul et de Suisse, sont devenus des nationalistes kurdes militant, au lendemain de la Grande Guerre, pour la création d’un Kurdistan indépendant. Après la victoire de Mustafa Kemal, ils ont dû quitter leur ville de Diyarbakir et s’exiler en Syrie, placée alors sous le mandat français, où ils ont poursuivi leur combat pour la cause kurde.
Tous leurs biens ont été confisqués. Ce n’est qu’au début des années 1970 qu’à la faveur d’une éphémère période de libéralisation du régime turc que certains membres de leur famille, dont le père de Ferda, ont été autorisés à revenir en Turquie. C’est ainsi à Diyarbakir que Ferda a pu terminer le lycée avant d’aller poursuivre des études de biologie à l’université Haceteppe d’Ankara qu’elle a achevées avec succès en 1980. Son activité militante en faveur de la cause kurde et du féminisme, engagée pendant ses années d’université, poursuivie sous la dictature militaire dans la clandestinité, a continué jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de 70 ans, dans un hôpital d’Istanbul.
Polyglotte, parlant couramment outre le kurde et le turc, l’arabe, l’anglais et le persan, généreuse et solidaire, elle était aimée et respectée au Kurdistan et parmi les démocrates turcs et syriens et au-delà parmi les nombreux occidentaux, dont français, passant par Erbil qui ont croisé son chemin.
Ses obsèques ont eu lieu le 2 septembre dans sa ville bien-aimée de Diyarbakir dans la cour d’honneur du Palais Cemil Pacha qui était leur résidence et que sa famille a offert à la Mairie de Diyarbakir qui en a fait un musée.
« LE MARECHAL DU GAZ ET DU PETROLE »
Le Professeur Nadir Nadirov était la figure la plus connue des Kurdes de l’ex-URSS symbolisant, à travers son parcours, le destin de sa communauté.
Né le 6 janvier 1932 dans le village Qirqac au Nakhitchevan, rattaché aujourd’hui à l’Azerbaïdjan, dans une famille originaire de Van ayant fui les persécutions turques, il connaît dès l’âge de 5 ans la déportation. Sa famille, comme des dizaines de milliers de familles kurdes musulmanes du Caucase, est déportée par le régime de Staline vers l’Asie centrale. Après un certain temps d’errance, elle s‘installe dans la ville kazakhe de Djambul. Malgré des difficultés innombrables entravant l’éducation des enfants des déportés, il parvient à finir ses études secondaires. Après la mort de Staline et la fin de son régime de terreur, la situation s’améliore et cet élève brillant est autorisé à aller étudier la chimie à l’université de Moscou. Il fait ensuite un doctorat en pétrochimie, puis en 1970 devient professeur d’université à Alma Ata, au Kazakhstan, plus tard académicien. Ses recherches, donnant lieu à la publication d’une trentaine de livres et plusieurs centaines d’articles scientifiques, lui valent plusieurs distinctions soviétiques et étrangères. On lui doit huit innovations techniques et plus de 200 patentes. En 1993, il est nommé vice-président de l’Académie des Sciences du Kazakhstan et qualifié de « Maréchal du gaz et du pétrole » par le président kazakh de l’époque Kounaev.
Parallèlement à ses activités scientifiques, le professeur Nadirov qui, jeune étudiant de 23 ans, avait pu rencontrer à Moscou le légendaire leader kurde en exil, Mustafa Barzani, a poursuivi des activités d’abord en faveur de la bonne intégration des Kurdes au Kazakhstan, puis en faveur de la reconnaissance d’un statut pour la diaspora kurde en URSS et pour la prise en compte de la lutte de libération nationale kurde par la diplomatie soviétique.
En octobre 1989, il était venu à Paris à la tête d’une importante délégation soviétique participer à la conférence internationale sur les Kurdes organisée par l’Institut kurde et la Fondation France-Libertés au Centre de conférences internationales avec la participation de personnalités de 32 pays, dont un sénateur américain, des parlementaires britanniques, allemands… Son témoignage sur le sort des Kurdes en URSS, leur déportation, leurs épreuves), a été l’un des événements marquants de cette conférence qui a contribué à l’internationalisation de la question kurde.
A son retour, il a joué un rôle primordial dans la tenue à Moscou, en juillet 1990, d’une grande conférence, co-organisée par l’Institut du marxisme-léninisme du PCUS et l’Institut kurde de Paris. Près de 1400 délégués kurdes, venant de neuf républiques soviétiques et une vingtaine de dirigeants politiques et personnalités du Kurdistan ont participé à cet événement inédit dans l’histoire soviétique. L’objectif officiel était la définition d’un statut pour les Kurdes de l’URSS. Nadir Nadirov et une majorité de délégués demandaient la reconnaissance d’une autonomie culturelle incluant des droits linguistiques comme l’enseignement de la langue kurde à l’école, des émissions en kurde à la radio, etc. D’autres délégués demandaient aussi le rétablissement d’un Kurdistan autonome dans les territoires de Latchine et de Kelbajar situés entre l’Arménie et le Haut-Karabagh où de 1922 à 1929 avait existé un Kurdistan Rouge. Des conseillers de président Gorbatchev qui assistaient à la Conférence ont plus tard reçu une délégation de la Conférence présidée par Nadir Nadirov. Ils ont promis l’étude des diverses propositions de la Conférence. Mais l’effondrement de l’URSS quelques mois plus tard a emporté tous les projets.
Au lendemain de la Conférence, le conseiller pour la politique étrangère du président soviétique, Evgueni Primakov, devenu plus tard Premier Ministre, a longuement reçu les dirigeants kurdes irakiens présents à Moscou. De l’avis des observateurs cette prise de contacts a eu un impact important sur la politique soviétique lors de la Guerre du Golfe et surtout lors de l’exode massif des Kurdes qui l’a suivie. Contrairement à leur tradition, les Soviétiques n’ont pas opposé leur veto lors de l’adoption de la résolution 688 du Conseil de Sécurité, proposée par la France, autorisant la création d’une « non fly zone », une zone de protection au Kurdistan irakien, une zone qui a évolué vers l’actuelle Région du Kurdistan.
Gloire nationale au Kazakhstan, le professeur Nadirov est connu et respecté comme un savant patriote dans toutes les régions du Kurdistan et dans la diaspora kurde. Son décès à l’âge de 89 ans a eu un large retentissement au Kazakhstan où l’ancien président Nazarbaev et son successeur le président Kassimov lui ont rendu hommage. Les médias locaux, qui ont donné une large place à l’événement, ont aussi fait part des propositions de donner son nom à des institutions de recherche ainsi qu’à des rues ou à des places à Almaty et dans sa ville d’enfance Djambul. Au Kurdistan, le président Nechirvan Barzani, son prédécesseur Massoud Barzani, le Premier ministre ainsi que les dirigeants des principaux partis politiques kurdes et des intellectuels ont publié des messages saluant sa mémoire, son œuvre et son attachement à la cause kurde. Le président de l’Institut kurde et plusieurs de nos collègues ont participé à des programmes de télévision kurde rendant hommage au professeur Nadirov qui considérait notre Institut comme « Une ambassade de Kurdistan et de tous les Kurdes au cœur de l’Europe ».
Nadir Nadirov était marié à Mme Helima Amo, chimiste kurde qui, de son côté, a fait une brillante carrière universitaire. Outre ses publications professionnelles, elle a publié il y a quelques années, un livre de référence sur la cuisine kurde. Leurs trois enfants restent actifs dans la vie culturelle et sociale des Kurdes d’Asie centrale. »