PARIS – Cela fait plus de 8 ans que trois femmes kurdes ont été tuées à Paris par un tueur à gage lié aux services secrets turcs (MIT) mais les proches des victimes n’arrivent pas à obtenir justice car l’affaire relève de raison d’État. Malgré cela, les Kurdes et les familles des 3 victimes restent mobilisés pour obtenir justice.
Dans l’article suivant, Joseph Andras revient sur cette recherche de vérité semée d’embuches:
Militantes kurdes assassinées à Paris: un crime à l’ombre de la raison d’État
L’enquête sur l’assassinat, le 9 janvier 2013, de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Söylemez se heurte au mur du secret-défense. Leurs familles, leurs camarades en demandent la levée.
Paris, rive droite. Dans le 10e arrondissement, un immeuble haussmannien s’élève sur six étages. Toiture de zinc, ciel de printemps. Au numéro 147, une plaque honore la mémoire des trois militantes kurdes assassinées le 9 janvier 2013 au moyen d’un pistolet semi-automatique de calibre 7,65.
On pousse la lourde porte grise à deux vantaux, on traverse le hall d’entrée, on franchit une deuxième porte, on gravit l’escalier étroit : le pallier est exigu. Au fond, à droite. C’est ici. La porte beige est en partie esquintée ; il reste des scellés de cire rouge et des morceaux de ruban adhésif. Les deux pièces du local – celui, alors, du Centre d’information sur le Kurdistan – demeurent inhabitées depuis huit ans.
Elles s’appelaient Sakine Cansiz, Fidan Dogan (dite Rojbin) et Leyla Söylemez.
Un carnage commandité
Toutes trois sont nées dans le Kurdistan du Nord, dans le sud-est de la Turquie ; toutes trois se sont battues pour la reconnaissance des droits du peuple kurde, l’égalité entre les sexes et l’émancipation socialiste. À l’heure de tomber sous les projectiles, la première a 54 ans, la deuxième 30 ans et la troisième vient tout juste de fêter ses 24 ans. Sakine Cansiz a cofondé le Parti des travailleurs du Kurdistan – le PKK – et bénéficiait de l’asile politique en France ; Fidan Dogan y a grandi et représentait le Congrès national du Kurdistan ; Leyla Söylemez a passé une grande partie de sa vie en Allemagne et séjournait depuis peu sur le sol français.
Ce 9 janvier, entre 18 et 19 heures, derrière la lourde porte de l’immeuble parisien, personne n’a rien entendu.
L’homme qui a tiré a pour nom Ömer Güney. Un nationaliste turc de 34 ans, sympathisant du mouvement fasciste des Loups gris ; il vivait en France depuis deux ans. Pas à pas, il a infiltré le Centre d’information et gagné la confiance de la dirigeante révolutionnaire en proposant ses services de traducteur et de chauffeur. La police retrouvera de la poudre sur son sac, du sang sur ses mains et, dans son téléphone portable, plusieurs centaines de documents confidentiels qu’il a pris soin de photographier. Güney était, preuves en l’appui, en lien direct avec les services de renseignements de la Turquie – le MIT. Deux agents turcs capturés par le PKK au nord de l’Irak le confirmeront en 2017. Le présumé coupable n’a pourtant jamais pu être jugé : incarcéré à Fresnes, le militant nationaliste est mort fin 2016 d’un cancer du cerveau.
Le MIT niera toute implication et, en France, l’affaire sera classée sans suite.
Obtenir justice
Les familles des victimes, que les présidents François Hollande et Emmanuel Macron n’ont jamais cru bon de recevoir, n’entendaient, bien sûr, pas en rester là. En mars 2018, elles ont déposé plainte, avec constitution de partie civile, dans l’espoir d’obtenir la reprise des investigations ; un an plus tard, une information judiciaire était ouverte, un juge antiterroriste reprenant l’enquête. Un élément des plus troublants s’était même ajouté au dossier : des documents belges ont fait état de la possible complicité de l’ancien ambassadeur de Turquie en France Ismail Hakki Musa, connu pour ses états de service auprès du renseignement turc.
Pour la première fois, jeudi 20 mai 2021, le juge d’instruction a reçu les familles.
« Il y a un blocus sur le dossier. On n’arrive pas à avancer concrètement, nous confie Agit Polat un mois plus tard en sa qualité de porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F). Même si le dossier belge permet, très partiellement, une légère avancée. »
Un blocus qui n’a pourtant rien d’inéluctable. Lors d’une conférence récemment organisée par l’association France-Kurdistan, le CDK-F et les Amitiés kurdes de Bretagne, l’un des trois avocats en charge de l’affaire, Jean-Louis Malterre, a ainsi fait savoir que l’une des principales entraves à l’obtention de la vérité et de la justice n’était autre que le refus, dûment formulé par le ministère de la Défense, de déclassifier l’intégralité des documents. Autrement dit de lever le secret-défense. C’est que l’article 413-9 du Code pénal stipule que sont classées telles les données dont l’accès « est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale ».
Le ministère de l’Intérieur n’a, quant à lui, pas répondu.
Déjouer le silence
« Ce que veulent avant tout les familles, poursuit Agit Polat, c’est la levée immédiate du secret-défense. Pour que cette affaire soit enfin élucidée et que les commanditaires de ce triple assassinat soient jugés, il faut que l’État partage avec le juge d’instruction l’ensemble des informations qui sont en sa possession. » Le sénateur Rémi Féraud, maire du 10e arrondissement de Paris au moment des faits, s’engage donc à contacter les différents groupes au Sénat en vue d’obtenir l’attention du gouvernement. Et le porte-parole du CDK-F d’ajouter : « Aussi, les familles veulent être reçues par les autorités françaises. Elles veulent être entendues. C’est une nécessité. Malheureusement, le gouvernement reste silencieux. »
Déjouons, dès lors, ce bien trop long silence.
Article de Joseph Andras, publié sur le site l’Humanité