A la veille de la commémoration du génocide des Arméniens ce 24 avril, l’anthropologue kurde, Adnan Çelik revient sur la complicité de certains Kurdes dans le génocide arménien qui fut planifié et exécuté par l’empire ottoman il y a plus d’un siècle maintenant.
Dans le discours officiel de la Turquie contemporaine, l’extermination des Arméniens, violence d’État fondatrice et inaugurale, continue de faire l’objet d’un négationnisme farouche. C’est dans ce contexte qu’une grande partie de la sphère politique kurde a impulsé un processus de reconnaissance publique de la participation des Kurdes au génocide des Arméniens. Celui-ci a pris appui sur les savoirs diffus transmis et véhiculés depuis plus d’un siècle dans la langue, les mémoires familiales, tribales, ou locales habitant à divers degrés la société kurde.
Pour décrire l’émergence et le déploiement de ce phénomène mémoriel, je vais tenter d’articuler les deux registres de connaissance qui ont façonné ma perspective actuelle sur le sujet : d’une part les recherches historiques et ethnographiques, les lectures, les enquêtes que j’ai effectuées en tant que chercheur en sciences sociales ; d’autre part, un retour introspectif sur ma trajectoire mémorielle et mon vécu personnel, en tant que Kurde de Turquie né dans les années 1980 dans la région de Diyarbakir.
Mes enquêtes et observations de terrain, tant bien que l’étude de la littérature académique existante sur le sujet, m’ont conduit à voir et à penser au prisme d’un cadre conceptuel intégrant les conclusions suivantes : tout d’abord, la mémoire collective kurde est l’un des lieux fondamentaux permettant de documenter, de sauvegarder le souvenir, et d’obliger à reconnaître la réalité du génocide des Arméniens perpétré en 1915. Ensuite, la langue kurde est l’un des lieux essentiels de cette contre-mémoire et les Kurdes sont donc porteurs d’un « poisonous knowledge ».
Autre conclusion, celui-ci a commencé à émerger sur la scène publique et à être reconfiguré par la nouvelle approche historiographique développée par le mouvement kurde entrant en écho avec des processus mémoriels concomitants qui se sont fait jour depuis les années 1990 en Turquie, à savoir l’émergence d’un régime victimo-mémoriel unissant progressivement toutes les victimes de la violence de l’État turc au fil du XXe siècle, et les effets d’amplification mutuelle du récit de chacune de ces violences produits par le déploiement d’une mémoire multidirectionnelle. Enfin, les événements de 1915, à la manière d’un passé qui ne passe pas, hantent toujours le présent. Cela vaut autant dans le conflit qui oppose une partie de la société kurde à l’actuelle République de Turquie que dans les conflits intra-kurdes eux-mêmes.
Une trajectoire de mémoire
Avant la création de l’État-nation turc, la région de Kulp (en kurde Pasor) était un district rattaché au vilayet de Bitlis. Intégrée dans ce que l’on peut nommer, pour l’époque ottomane, les hauts-plateaux kurdo-arméniens, Kulp se trouve dans une vallée profonde, voie de passage entre les plaines situées plus au sud et les zones montagneuses au nord. C’est donc un itinéraire important en particulier pour les tribus nomades et semi-nomades qui emmènent chaque année paître les troupeaux dans les hauteurs.
Historiquement, c’est à l’hinterland de Sassoun, région où la proportion d’habitants non sunnites était élevée (environ un tiers). Avant 1915 y cohabitaient des sunnites kurdes, des yézidis kurdes et de nombreux chrétiens, en l’occurrence arméniens, vivant généralement dans des villages voisins, bien qu’il existât des villages mixtes.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les relations entre eux étaient avant tout des relations de patronage. Les tribus kurdes levaient un impôt (le hafir) sur les Arméniens, en contrepartie d’une protection de leurs villages et pâturages contre les attaques d’autres tribus. Les sunnites et les chrétiens de la région (l’appartenance religieuse prévalant alors sur les considérations ethniques) pouvaient également être liés par des liens privilégiés inter-individuels ou inter-familiaux à travers l’institution spécifique du kirivatî, souvent évoquée par les habitants d’aujourd’hui avec nostalgie, comme métaphore des temps heureux de la « cohabitation harmonieuse ».
Le kirivatî peut être décrit comme un système d’alliance (entre un Kurde et son kirîv) permettant de dépasser l’altérité religieuse et ethnique et d’instaurer un modus vivendi. Il pouvait s’instituer entre deux familles, ou entre le leader d’une aşiret, un ağa, ou un bey kurde, et un notable ou artisan arménien, voire certains paysans. Cette institution existait depuis bien avant 1915 et favorisait entre les kirîv le respect mutuel en matière religieuse, la solidarité quotidienne, et des échanges économiques facilités voire privilégiés.
Son existence avérée ne doit cependant pas masquer une part importante de la réalité vécue par les Arméniens de l’empire ottoman en région sunnite, faite de discrimination et d’oppression, notamment dans les campagnes à majorité sunnite du Kurdistan.
Certains épisodes du passé de Kulp sont révélateurs de l’ambivalence et du basculement progressif des relations kurdo-arméniennes. Sassoun fut en effet le berceau du mouvement révolutionnaire arménien né dans les années 1880. Les fedai (« révolutionnaires arméniens ») ont laissé localement une mémoire faite d’admiration – pour leur héroïsme – et de rejet – pour leur trahison.
Deux moments historiques de résistance arménienne, en 1894 et 1904, ont été réprimés de manière brutale et sanglante par l’armée ottomane, les régiments Hamidiye et les aşiret (tribus) kurdes locales. Pour certaines de ces tribus, comme les Xiyan, ce fut l’occasion de confisquer des terres et des biens arméniens.
Concomitamment, cette participation s’intégrait dans un processus de cooptation des tribus par le pouvoir central, qui s’avèrera souvent durable et influencera tout au long du XXe siècle alliances et inimitiés kurdes au sein de la République de Turquie. La tribu Xiyan par exemple, sera l’une des premières à s’inscrire dans le koruculuk (système des « gardiens de village ») mis en place par l’État turc au milieu des années 1980 pour lutter contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Le processus d’accaparement des terres arméniennes, dont la répression des révoltes de Sassoun est emblématique, se poursuivra et connaîtra son apogée en 1915. Les conséquences de la participation kurde à la répression puis au génocide des Arméniens ne cessent de se manifester à différents niveaux. Sur le plan foncier par exemple, le sort des terres confisquées est un élément-clé des conflits intra-kurdes à l’échelle locale.
Transmis de génération en génération, ces biens accaparés sont le vecteur à la fois symbolique et très concret d’incessants conflits de convoitise et de légitimité. La mémoire de leur origine ne s’est jamais éteinte. De même demeure vivace l’imaginaire menaçant d’une récupération ou d’une vengeance de la part de leurs détenteurs originels. L’État turc a très bien su, tout au long du XXe siècle, faire de cette menace un argument très efficace pour recruter en région kurde des auxiliaires locaux se battant du côté de l’armée turque contre les rebelles, de la révolte de Cheikh Saïd à la guerre contre le PKK.
De la confusion à la conscience
C’est dans ce contexte socio-historique que s’inscrivent les souvenirs que je vais tenter de rassembler. Il s’agit de bribes de mémoires et de perception, d’éléments disparates. Enfant, j’ai entendu ou perçu diverses choses relatives aux Arméniens ou à 1915.
De manière générale, lorsqu’on se reférait aux Arméniens, on disait qu’ils étaient nos kîriv. J’ai aussi entendu mentionner les « fedai arméniens », avec des noms tels que celui de Kevork Çawuş, par exemple lorsque la femme de mon oncle évoquait le climat terrifiant de 1915 en relation à la venue de l’armée russe jusqu’au nord de Kulp (on disait que ceux-ci venaient tuer les enfants jusque dans le ventre des femmes enceintes). Je savais que mon arrière grand-père avait pour kirîv un Arménien de Cixcê, village arménien voisin. J’ai entendu parler de lui comme d’un homme honnête, ingénieux, et qui nous envoyait beaucoup de raisins au temps des vendanges.
Mon arrière-grand-père, devenu très tôt « chef de famille » du fait du départ de tous les hommes au front, avait 10 ans en 1915. Il nous a transmis, sur un ton banal, comme s’il parlait de quelque chose d’ordinaire, un récit qui nous terrifiait : se rendant un jour au chef-lieu de Kulp avec sa mère en quête d’approvisionnement pour le moulin, il rencontra à l’entrée de la ville une odeur insupportable, et vit dans le lit du ruisseau de nombreux cadavres d’Arméniens massacrés, auxquels des dizaines de personnes empressées venaient prendre vêtements et chaussures.
Un autre jour qu’ils se rendaient à Cixcê pour y vendre un bœuf, il croisa un habitant de notre village du nom de Zilfo, qui leur dit de rebrousser chemin : « Le ferman [1] a été proclamé. Les gendarmes ont ramassé les hommes pour les emmener à Lice. » Cet homme allait bientôt devenir cendirmeyên bejik, c’est-à-dire intégrer les milices paramilitaires chargées de l’extermination des Arméniens. Et mon arrière-grand-père apprit plus tard que ce jour-là, Zilfo revenait de Cixcê où il avait rassuré les femmes sur le sort de leurs hommes, pères, frères, fils, disant qu’il avait même vu Kaspar (Mano), un de leurs chefs, « danser à Lice », et se laissant couvrir de présents de remerciements pour avoir été messager de cette bonne nouvelle.
Aussi, quand j’étais petit, le mot « arménien » évoquait toujours pour moi un imaginaire de trésor. La plupart des gens croyaient qu’avant leur départ, les Arméniens avaient enterré leurs richesses. Lorsque, jeune chercheur, je commençais à mener mes enquêtes de terrain à Kulp et à Silvan, la « chasse au trésor » des Arméniens était toujours d’actualité. De nombreux églises et monastères avaient alors été fouillés et ravagés, parfois au prétexte de les transformer en mosquée, en fait dans l’espoir d’y découvrir des trésors dissimulés.
Lorsque je me rendis dans les villages accompagné d’un ami originaire de la région, celui-ci m’a particulièrement mis en garde : il ne fallait en aucun cas que je dise que je vivais en France ou que je ne pose de questions à propos du trésor, sinon les villageois m’assimileraient directement aux Arméniens venus à la recherche du trésor.
Deux autres récits concernant deux femmes de notre village, arméniennes kidnappées et islamisées lors du génocide, ont marqué mon enfance. L’une était mon arrière-grand-mère, Ebo, qui, âgée de 7 ou 8 ans en 1915 se rappelait sans trêve cette image de sa mère tuée gisant à terre et d’une de ses petites sœurs tirant sur son sein pour la téter. Alors que toute sa famille avait été massacrée, Ebo fut sauvée par un cendirmeyen bejik qui la donna à un homme du nom de Suleyman Çawîşê Laz, originaire de la mer Noire et sergent de l’armée ottomane sur le front russe. Ce dernier accapara beaucoup de biens arméniens, notamment grâce à sa maîtrise de la langue turque, et il était devenu dans les années 1920 et 1930 une personnalité importante de la bureaucratie locale, riche et respectée. Elle racontait aussi qu’elle fut traitée avec tendresse et à l’égale des autres enfants de la famille. Mon futur arrière-grand-père, en relation avec Suleyman Çawus pour le commerce d’animaux, fréquentait sa maison et enleva un jour Ebo pour l’épouser.
L’autre récit est celui de l’histoire de Şekir, épouse de Kirko, réputée d’une beauté hors du commun. Kirko possédait de nombreux champs et vergers dans leur village de Cixsê, et était lui aussi le kirîv d’un habitant de notre village, Hamo. Au temps du ferman, ils se réfugièrent chez lui pour échapper aux massacres. Mais un jour Hamo et son frère, au cours d’une partie de chasse à laquelle ils l’avaient invité, assassinèrent Kirko dans le lit d’une rivière. Ce cours d’eau porte aujourd’hui le nom de Derê Kirkî. Après le meutre de son kirîv, Hamo épousa Şekir de force et alla s’installer avec elle dans son ancienne maison de Cixsé, s’appropriant tous les biens de Kirko. Quelques années plus tard, Hamo fut à son tour assassiné, par des ennemis, près de cette rivière.
Dans mon enfance, cette histoire me fut racontée par mes oncles ou mon grand-père chaque fois que l’on passait près de Dêre Kirkî. Ils ajoutaient un commentaire tel que : « Tu vois la leçon ? Hamo n’a pas été tué n’importe où mais précisément à l’endroit où il avait tué Kirko. »
Dans de nombreux cas, les évènements malheureux (mort brutale, maladie, extinction de lignée…), lorsqu’ils touchent des individus qui ont commis des exactions à l’encontre des arméniens, ou leurs descendants, sont interprétés comme les conséquences d’une malédiction, pouvant découler de la Justice divine, en tous les cas comme une forme de châtiment mérité.
J’ai recueilli lors de mes recherches une multitude de récits empruntant à cette grammaire eschatologique. Ils montrent que les consciences (ou les zones obscures à la lisière du conscient et de l’inconscient) sont travaillées par ce que j’ai qualifié de « confrontation symbolique », qui s’exprime diversement, à travers des superstitions, des craintes, des manières de dire, de nommer ou de taire. Ceux-ci véhiculent un sentiment diffus de culpabilité vivace dans la mémoire transmise par les anciens aux jeunes générations.
Cette mémoire est d’autant moins susceptible de s’éteindre que les traces de 1915 sont présentes dans dans des éléments du quotidien aussi essentiels que la langue et le paysage. La topographie est parsemée de traces matérielles de l’ancienne présence arménienne, les lieux de massacre sont toujours là, ainsi que les vestiges des biens et propriétés spoliés (églises, vignobles, vergers, champs, fontaines, moulins etc.). Comme on l’a vu dans le cas de Derê Kirkî, de nombreux lieux reliés à des faits survenus en 1915 portent un nom qui les évoque directement (Newala Kuștiya, « la rivière des morts » ; Korta Filehan, « la fosse des Arméniens » ; Şikefta Xwînî, « la grotte sanglante » …). Il s’agit d’une « présence par l’absence » qui ne cesse de hanter le présent. La persistance de l’usage de la langue kurde joue un rôle essentiel dans la transmission de cette mémoire.
En kurde, il existe plusieurs noms ou expressions pour désigner le génocide des Arméniens. Ces manières de nommer nous donnent des indications sur les perceptions collectives de l’évènement, et des informations sur la nature des violences ou des acteurs.
Par exemple, un des termes les plus répandus pour s’y référer est ferman ou fermanê Armeniyan. L’emploi de ce terme met en évidence le rôle de la planification du pouvoir central unioniste. Une autre expression utilisée dans mon village, en zazakî, est elle aussi très révélatrice : firxûnê Armeniyan. « Firxûn » est normalement exclusivement utilisé dans la chasse aux perdrix en hiver. Si on tue tous les membres d’un groupe de perdrix au cours de la chasse, on dit « min firxûnê zerecan ard » (« j’ai éradiqué toutes les perdrix »). Le terme firxûnê Armeniyan, employé pour désigner 1915, qui pourrait se traduire par « extermination des Arméniens », renvoie à la volonté d’éliminer tous les membres d’un groupe, un des éléments de définition du processus génocidaire.
Mais c’est une anecdote, au caractère anodin en comparaison de celles que je viens de conter, qui m’a conduit pour la première fois à réfléchir vraiment à propos des Arméniens. Alors que j’étais lycéen, à la fin des années 1990, un soir les villageois étaient venus féliciter mon grand-père suite au succès de l’un de mes oncles à l’examen d’entrée en faculté de médecine. L’un d’eux lui dit sur un ton flatteur : « On voit bien que ton fils a bu du lait d’Arménienne ! ».
Cette nuit-là j’ai questionné mon père. Pourquoi le voisin avait-il dit cela? Qu’est-ce que ça signifiait ? Mon père m’expliqua l’ambivalence de cette expression, me confiant qu’elle pouvait renvoyer à l’intelligence qu’on attribuait aux Arméniens, ou bien être utilisée comme une insulte, à l’instar des mots gavur (« mécréant ») ou bayfilleh (« chrétien d’origine arménienne », désignant souvent les Arméniens rescapés du génocide, majoritairement islamisés). Il me confia d’ailleurs combien il se fâchait à l’école lorsque quelqu’un lui adressait ces mots.
L’altérité arménienne et la réalité du génocide : une explosion de mémoire
Lorsqu’en 2000, à 17 ans, j’ai commencé à étudier à l’université de Diyarbakır, à part ces quelques fragments de mémoire, je n’avais aucune approche réelle du sujet. Que s’était-il passé exactement en 1915 ? Pourquoi autant d’Arméniens avaient-ils été massacrés ? Où se trouvaient et que vivaient ceux qui avaient survécu ? À vrai dire, malgré la grande commisération que je ressentais à l’écoute des récits tragiques, et la tristesse qui m’habitait à propos de l’histoire de ma grand-mère, tout cela vivait en moi à l’image de contes ou de légendes issus d’un passé lointain et incompréhensible, et c’était la première fois que je me posais ces questions.
À cette époque, le mouvement kurde légal avait déjà remporté de nombreuses municipalités, et, à la faveur du renouveau idéologique et du changement de paradigme impulsé par Öcalan depuis sa prison, entamait ou poursuivait un processus de mutation au sein duquel l’art, la culture, la littérature et l’histoire des Kurdes et de la région étaient mis à l’honneur. Un fourmillement d’initiatives portées par différents types d’acteurs voyait le jour.
Au début des années 2000, le processus d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie était encore très lié à la résolution de la question kurde. La démocratie libérale et le multiculturalisme devenaient des leitmotiv. Les effets dans la société de ce que furent le cultural turn et les subaltern studies dans le champ académique provoquaient une explosion dans le champ des identités locales et minoritaires, fissurant de toute part la chape de plomb de l’histoire officielle en Turquie.
Dans la vie publique du Kurdistan, histoire, art, et politique étaient orientés selon la nouvelle perspective vers un projet de vivre-ensemble reformulé en termes de République multiculturelle transposé au Moyen-Orient, qui impliquait entre autres la création d’une nouvelle historiographie dans laquelle toutes les identités pourraient être représentées. À Diyarbakır, les écrits d’auteurs tels que Migirdiç Margosyan et Şeyhmus Diken sont emblématiques de ce surgissement de mémoire et alimentent la redécouverte de l’identité multiethnique de la ville, évoquant la vie commune des Kurdes, Arméniens, Syriaques, Chaldéens, Juifs, Tziganes, Arabes et Turkmènes à Suriçi. Le passé, les souvenirs et les tragédies de grands-parents deviennent des sujets de discussion lors des repas entre amis, dans les cafés, dans les causeries intellectuelles.
J’ai été tellement fasciné par la notion de multiculturalisme que lors de mon inscription en DEA en 2008, j’ai choisi de travailler sur le quartier de Gavur (que Margosyan et Diken avaient traité dans leurs livres) en incluant ce terme dans le titre de ma thèse. Je me proposais d’y analyser le passage du multiculturalisme à la ghettoïsation depuis la fondation de la République de Turquie. Pourtant, je n’avais aucune donnée sur la période de 1915.
Ne parlant ni anglais ni français à l’époque, il m’était impossible, à partir des données turques et kurdes, de savoir ce qu’il s’était passé dans le centre-ville de Diyarbakir en 1915. Je me souviens que, bien que ne disposant ni de connaissances ni d’éléments concrets sur cette période (que j’avais d’ailleurs laissée en dehors des bornes chronologique de mon sujet), j’avais employé une fois la formule « génocide de 1915 ». Mais suite à l’avertissement de mon directeur, je l’ai enlevée au profit de la notion de tehcir (« déportation »). Ce choix du silence et de l’euphémisme est une belle illustration des processus d’autocensure à l’œuvre dans la société turque et kurde.
Mes connaissances concrètes sur le sujet ont commencé à se former à cette époque surtout grâce aux écrits littéraires. Enseignant au collège de Kulp entre 2005 et 2010, j’étais particulièrement avide de littérature kurde. Le nombre de romans et nouvelles portant directement ou indirectement sur 1915, à la veille du centenaire, ne cessait de croître. Tous les écrits contribuant à l’explosion de ce « réveil de mémoire », prenaient leur matière dans les récits de l’entourage des auteurs durant leur enfance. La plupart de ces romans étaient autobiographiques.
Pour ma thèse commencée à Paris en 2013, initialement focalisée sur les conflits intra-kurdes dans la décennie 1990, j’utilisais les méthodes de l’histoire orale. D’emblée, je fus abasourdi par la prégnance des récits relatifs à 1915, qui semblaient très proches dans le temps. Durant les cinq années qui ont suivi, sur mes terrains de Kulp, Lice et Silvan, je me suis entretenu avec des centaines de personnes de tous âges.
Une expression kurde était presque récurrente : « em şîv in hûn paşîv in » (« Nous sommes le petit-déjeuner, vous serez le déjeuner »). Les Arméniens auraient prononcé ces mots pendant le génocide, à l’adresse des Kurdes collaborant aux massacres, comme une mise en garde sur le sort que les autorités pourraient leur réserver à eux aussi.
En énonçant une continuité entre le statut de victime des Arméniens et leur propre expérience de l’oppression, cette phrase est emblématique de la construction, à partir des années 1990, d’un régime victimo-mémoriel [2] commun. Celui-ci, grâce aux effets de ce que Michael Rothberg a nommé « mémoire multidirectionnelle [3] », en vient à inclure 1915 dans le prisme du continuum de la violence étatique qui unit les différents topos des contre-mémoires des groupes marginalisés : les massacres de Dersim en 1938, la torture dans la prison de Diyarbakır des années 1980, les atrocités commises contre les Kurdes durant la sanglante décennie 1990 (à un moindre degré les mesures contre les Juifs dans les années 1940 ou les pogroms organisés contre les Grecs dans les années 1950 sont de plus en plus susceptible d’être lues au même prisme).
Mais si elle ouvre la voie à une reconnaissance de la réalité du génocide dans l’espace public kurde, cette expression n’est pas dénuée d’ambiguïté. D’un côté elle unit Kurdes et Arméniens dans un statut commun de victimes de l’État, et véhicule l’expression d’un regret en reconnaissant implicitement que les Kurdes ont été les témoins passifs de ces massacres.
Mais elle pointe la violence d’État et évacue la confrontation ouverte à une autre part de la réalité, celle de la participation active de certains Kurdes à ce génocide. En la matière, on peut voir que l’intense réveil mémoriel des années 2000 et suivantes a permis de franchir un pas fondamental en matière de confrontation au passé.
Travail de mémoire et mémoricide
Comme je l’ai mentionné, la décennie 2000 et encore plus la décennie 2010, ont vu la société kurde entrer dans un travail de mémoire intense. À travers l’engagement conjoint d’« entrepreneurs de mémoire » individuels, du monde de la culture, des arts, de la littérature, de la recherche académique (activité notable et croissante de publication et de traduction depuis les langues étrangères vers le turc et le kurde), des associations et ONG de la société civile, un processus de révision historiographique d’ampleur fut impulsé par le mouvement kurde.
Celui-ci, pleinement embrassé par les acteurs des municipalités kurdes, a débouché sur des actes symboliques très forts notamment à Diyarbakir (restauration de monuments arméniens, changement de nom de rues, monuments d’hommage…). Les démarches ont été nombreuses, se stimulant les unes les autres, s’articulant entre elles et se multipliant jusqu’à produire ce paysage mémoriel radicalement bouleversé. C’est ainsi que l’une des figures les plus éminentes de la politique kurde, Ahmet Türk, a présenté en 2014, dans un discours prononcé à Mardin, des excuses publiques au nom du peuple kurde. On peut voir dans la commémoration du centenaire de 1915 organisée en avril 2015 à Diyarbakir l’apogée de ce processus.
Il me semble important de souligner le caractère exceptionnel de ce nouveau régime discursif et commémoratif qui était parvenu à se déployer publiquement dans l’espace kurde. Faire toute sa place à l’histoire et à la mémoire des Arméniens, mettre à l’honneur la diversité ethnique et religieuse au lieu de la dénigrer, relève d’un exploit périlleux dans un pays tel que la Turquie où l’on sait combien l’autorité étatique et le discours sur l’« unité nationale » s’imposent sur la double base de l’usage massif de la violence, puis son déni.
Je me vois malheureusement obligé de conclure en évoquant la fin brutale de cette explosion mémorielle. Depuis la reprise de la guerre contre le mouvement kurde au printemps 2015, et encore plus à partir du « coup d’État » du 15 juillet 2016, la violence étatique, militaire et judiciaire s’est à nouveau abattue massivement. Non seulement dans les régions kurdes mais aussi contre tous les acteurs de la société civile qui osaient élever une voix critique en Turquie.
Dans cet assaut, aucun des acteurs individuels ou institutionnels qui œuvraient pour la défense des droits ou pour la confrontation avec le passé n’ont été épargnés. Une vague de menaces et de condamnations a conduit toutes les figures emblématiques de l’engagement civique et politique au Kurdistan de Turquie, parmi des milliers d’autres anonymes, sur les routes de l’exil ou derrière les barreaux (que l’on songe à l’emprisonnement de Selehattin Demirtaş, Gültan Kişanak ou encore Osman Kavala, et à l’assassinat de Tahir Elçi).
Pour parfaire ce triste tableau, la destruction du quartier de Sur, en deux temps : par l’armée lors des affrontements des « guerres urbaines » de 2015, puis par la politique d’expropriation et de reconstruction qui a suivi. Ce dernier exemple révèle la permanence du désir d’annihilation de la présence arménienne qui obsède les autorités étatiques depuis plus d’un siècle : annihilation physique des Arméniens, en 1915, annihilation de leurs traces et des dernières communautés rescapées tout au long du XXe siècle, puis annihilation des conditions de possibilité de leur réhabilitation et de tout geste, pratique ou discours qui viserait à leur rendre hommage.
Pour terminer sur une note un peu moins pessimiste, je suis tenté d’ajouter que malgré la violence du « mémoricide » en cours, en écho direct à celle du génocide lui-même, il est peu probable que l’État turc parvienne à faire oublier la manière dont il a établi ou tenter de rétablir ses vérités officielles : l’histoire a déjà prouvé que la survie et la transmission des contre-mémoires, comme les effets d’appropriation et d’amplification que leur donnent les dynamiques multidirectionnelles de la mémoire, leur donnent une capacité étonnante de résilience.