« Globalement, la diplomatie française n’est pas favorable aux Kurdes. Elle est plutôt étatique, elle discute avec les États. Elle est restée figée dans une vision de l’OTAN de la guerre froide, donc la France préfère la Turquie. Mais je rappelle que le Président de la république a été le seul chef d’État à recevoir à l’Élysée plusieurs reprises des délégations officielles du Rojava, des FDS, des Kurdes de Syrie ainsi que Salah Muslim, Ilham Ahmad et d’autres. Les Kurdes, surtout les Kurdes de Syrie, ont un très fort capital de sympathie parmi la population française. Donc on espère qu’un moment donné, Macron décidera de ne plus suivre la politique américaine et qu’il reviendra vers le Rojava. »
Le journaliste Chris Den Hond a interviewé Patrice Franceschi qui s’était rendu au Rojava en octobre dernier.
Chris Den Hond : Comment va le Rojava depuis l’abandon de Trump et la dernière invasion de la Turquie ?
Patrice Franceschi : Il est clair que par rapport à il y a un an, depuis l’abandon et la trahison de Trump de l’ensemble du Rojava, la révolution a reculé. Une partie du territoire a été conquis par la Turquie. Il est pitoyable de voir aujourd’hui des drapeaux turcs à Afrin ou à Serekeniye. Une forme de chaos a succédé à la tranquillité qui prévalait après la victoire des Kurdes contre Daesh.
Dans ce contexte, la population reste très inquiète sur son avenir. Tout le monde s’attend à une nouvelle attaque de la Turquie. Ça serait la quatrième après celles de 2016, de 2018 et de 2019. Dans ce contexte qui n’est pas très favorable, malgré les difficultés, les choses fonctionnent. L’appareil militaire n’a pas été détruit, donc tous les espoirs sont encore permis.
J’ai rencontré Ilham Ahmad (la présidente du Conseil Démocratique Syrien, ndlr.), Bazran, le général Mazlum Abdi (chef des Forces Démocratiques Syriennes FDS**), Karwan et tous les autres. Ils espèrent qu’un jour les innombrables erreurs commises par Erdogan ouvriront les yeux des Occidentaux et qu’ils le laisseront tomber. Les FDS ne peuvent plus combattre les djihadistes dans les zones occupées par la Turquie, Erdogan les a envoyés en Libye, il a agressé Chypre et la Grèce, et il vient d’envoyer des mercenaires syriens en Azerbaïdjan. Ça commence à faire beaucoup. Donc les camarades espèrent que toutes ces fautes montreront définitivement le vrai visage de la Turquie à l’Occident et à la Russie. La France devrait revenir à sa position d’il y a un an et ne pas abandonner ni cette révolution, ni les camarades kurdes, chrétiens ou arabes, ni oublier tout ce qui s’est passé là-bas depuis 5 ans.
LA DIPLOMATIE FRANÇAISE
C.D.H. : C’est un secret de Polichinel que Le Drian, le ministre des affaires étrangères, est plutôt pro-saoudien et pro-turc, tandis que l’Élysée voudrait faire un peu plus pour le Rojava. Est-ce toujours le cas ?
Patrice Franceschi : Globalement, la diplomatie française n’est pas favorable aux Kurdes. Elle est plutôt étatique, elle discute avec les États. Elle est restée figée dans une vision de l’OTAN de la guerre froide, donc la France préfère la Turquie. Mais je rappelle que le Président de la république a été le seul chef d’État à recevoir à l’Élysée plusieurs reprises des délégations officielles du Rojava, des FDS, des Kurdes de Syrie ainsi que Salah Muslim, Ilham Ahmad et d’autres. Les Kurdes, surtout les Kurdes de Syrie, ont un très fort capital de sympathie parmi la population française. Donc on espère qu’un moment donné, Macron décidera de ne plus suivre la politique américaine et qu’il reviendra vers le Rojava.
LE VIVRE ENSEMBLE MENACÉ PAR LA TURQUIE ET DAMAS
C.D.H. : Comment se passe-t-il la cohabitation entre communautés ou peuples dans le nord et l’est de la Syrie, notamment entre Kurdes, Arabes, Syriaques et autres, notamment à Rakka et à Deir Ezzor ?
Patrice Franceschi : Il y a une différence entre les territoires conquis depuis 2015, et sous contrôle de l’auto-administration, comme Derik, Kobané et Qamishlo, et les territoires conquis plus récemment comme Raqqa et Deir-Ezzor. Dans les cantons de Kobane et Qamishlo, c’est sûr qu’il y a un renforcement du vivre-ensemble entre Syriaques, Arabes et Kurdes. Ils se sont serrés les coudes, parce qu’ils ont un ennemi commun, la Turquie. Du côté de Raqqa, ça tient assez bien. Les autorités du Conseil Démocratique Syrien ou de l’auto-administration font du bon boulot. Il y a des problèmes dans les zones tribales de Deir Ezzor où le régime a énormément manœuvré pour augmenter les frictions entre tribus, pour les soulever les unes contre les autres, ou de les dresser contre les Kurdes et les Forces Démocratiques Syriennes. Mazloum Abdi, le chef des FDS, m’a dit que ça s’est calmé, mais la situation reste tendue.
C.D.H. : Comment ça se passe dans les régions occupées par la Turquie : Afrin et la zone entre Tal Abyad et Serekeniye ?
Patrice Franceschi : Je n’ai pas pu me rendre dans ces régions, parce qu’il faut une autorisation de la Turquie, donc… Le rapport des Nations-Unies qui condamne les crimes de guerre contre l’humanité perpétrées par la Turquie et ses djihadistes, dans la région d’Afrin notamment, est quasiment passé inaperçu. C’est très bien qu’il existe, qu’il soit gravé dans le marbre, mais les Kurdes demandent une condamnation internationale et des actes concrets des Nations Unies contre la Turquie et ses agissements illégaux dans le nord de la Syrie. Il n’en a rien été et, c’est là qu’on mesure la puissance médiatique et diplomatique de la Turquie et de ses alliés que ce soient les Russes, les Américains ou les Qataris. C’est quand même incroyable qu’un tel rapport a été enterré aussi tôt. Les crimes continuent, le rapport a été publié en septembre, et il ne s’est rien produit pour contrer la Turquie. Le rapport décrit dans le détail le nettoyage ethnique à Afrin, la violation permanente des droits humains, les exactions, les viols, les spoliations et les exécutions sommaires. Le fait qu’il n’y a pas eu de suite au rapport de l’ONU pousse la Turquie à continuer.
DISCUTER AVEC TOUT LE MONDE
C.D.H. : Les Kurdes et les FDS gardent la porte ouverte envers tout le monde : les États-Unis, Damas, la Russie, … Parfois les ami·es européen·nes pensent que les Kurdes sont alliés à la fois avec Dieu et le diable. Comment tu l’expliques ?
Patrice Franceschi : Je conseille aux gens qui ne comprennent pas bien d’aller sur place un certain temps ou au moins de se mettre vraiment dans la peau des autres. Les camarades kurdes – et j’en ai vraiment beaucoup discuté avec les responsables politiques et militaires – vivent une situation existentielle. S’ils se trompent d’un millimètre, ils peuvent disparaître, et leur population et leur révolution. Ils n’ont pas le choix. Ils ont une épée dans les reins et un couperet sur la tête. Ils doivent être très malins, très intelligents, très pragmatiques, non seulement pour survivre, mais pour faire gagner leur révolution. De temps en temps, la politique, c’est aussi le réalisme absolu. Ils doivent absolument sortir du guêpier diplomatique et politique dans lequel la bande de Trump les a jetés. Ils ne peuvent pas insulter Trump, ça serait pire, ça serait laisser la porte ouverte à la Turquie. C’est ça ce qu’on veut ? Que de nouveaux des centaines de milliers de Kurdes soient chassés de leurs terres et que des milliers soient tués ? Non. Donc il faut bien discuter avec les Américains. Avec Poutine ? Évidemment qu’il faut discuter avec lui. Ce sont les Russes qui ont trahi à Afrin. Si les FDS les repoussaient, ça serait de nouveau la porte ouverte à la Turquie. Quant au régime de Damas, bien sûr qu’il est détestable et brutal. Personne ne peut prétendre le contraire. Il n’est pas question de le soutenir. Mais il faut discuter avec lui, parce que de toute façon, une solution politique devra tenir compte de l’intégrité des frontières syriennes. Tout le monde est d’accord là-dessus. Donc, il y aura un gouvernement à Damas. Il faudra discuter avec Damas, mais pas forcément avec Bachar Al Assad.
En ce moment, pour éviter de disparaître du globe, les Kurdes et les FDS sont obligés de discuter avec tout le monde et ça, personne ne peut le leur reprocher. Discuter et négocier ne signifie pas approuver.
ARRÊTER LES CONNERIES
C.D.H. : Il paraît que la zone tenue par les FDS va économiquement mieux que la zone tenue par Damas. Est-ce vrai ?
Patrice Franceschi : Économiquement, ça va plutôt pas mal dans la zone tenue par les Forces Démocratiques Syriennes. La livre s’est effondrée, donc le pouvoir d’achat des gens a baissé et la pauvreté a augmenté depuis quelques mois, mais ça vaut pour toute la Syrie. Par contre, les produits alimentaires et autres restent disponibles pour tous. L’auto-administration a réussi le coup de faire en sorte que les produits soient accessibles. C’est un tour de force.
C’est un peuple extrêmement résilient. Il va traverser encore beaucoup d’épreuves, à cause des erreurs des Occidentaux, et surtout de Trump. Il faut qu’il tienne, et, plus que jamais, il faut le soutenir. Un combattant syriaque de Hasaké, à deux pas de la ligne de front à Tal Tamr, me disait : “La situation n’est pas terrible, pour le moment, on vit. Il y a les drones qui nous survolent, mais de toute façon, nous ne lâcherons pas. Nous n’allons pas migrer, on ne va pas baisser les armes.” Son camarade kurde des YPG disait : “C’est comme à l’époque de Kobané. On va tenir. Mais si vous, les Occidentaux, vous pouviez nous donner un coup de pouce, et arrêter les conneries, ça irait quand même beaucoup mieux.”
* Patrice Franceschi est un écrivain français, aviateur et marin. Il revient du nord et de l’est de la Syrie, le Rojava, où il s’est rendu à plusieurs reprises.
** Les Forces Démocratiques Syriennes sont une coalition militaire formée le 10 octobre 2015 pendant la guerre civile syrienne. Ils contrôlent le nord et l’est de la Syrie et regroupent les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ) à majorité kurde, des milices arabes et des chrétiens – dont des Arméniens – du Conseil militaire syriaque.
Les FDS sont la branche militaire du Conseil Démocratique Syrien (CDS).