Mais je préfère vous parler à titre personnel, non pas en tant que politicienne mais en tant que mère de quatre enfants, et maintenant grand-mère, qui a tout perdu.
À l’occasion du deuxième anniversaire de l’occupation d’Afrin, j’adresse mon appel à tous ceux qui [m]écoutent. Le cauchemar de ma famille a commencé en janvier 2018, lorsque l’armée turque a envahi illégalement notre région paisible d’Afrin, dans le nord de la Syrie, également connue sous le nom du Rojava.
Cette région montagneuse idyllique et luxuriante qui était devenue un refuge pour les personnes fuyant la guerre civile en Syrie a été ciblée (…) par le président turc Recep Tayyip Erdogan car nous avons fourni un modèle alternatif de gouvernance avec la liberté de religion, dans laquelle toutes les ethnies et, plus important encore, toutes les femmes ont une place égale dans la vie publique.
Notre modèle démocratique laïque a également été assiégé car nous étions une région majoritairement kurde, et donc considéré comme une menace existentielle pour le gouvernement turc, qui recèle la peur constante de 20 millions de Kurdes exigeant l’égalité des droits et l’autodétermination à l’intérieur de ses frontières.
Parce qu’Efrin a osé rêver d’un autre monde, les jets et l’artillerie turcs ont fait pleuvoir la mort sur nous pendant plus de 60 jours, permettant à l’armée turque d’occuper dûment notre région, avec l’aide de dizaines de groupes de mercenaires. Et au cours des deux années qui ont suivi, ma famille, comme les centaines de milliers d’autres résidents d’Afrin en fuite, a vu nos âmes arrachées et nos vies bouleversées.
Ma famille s’est échappée des chars d’assaut turcs avec juste les vêtements qu’on avait sur le dos. L’usine de mon mari, où nous fabriquions des récipients en fer blanc pour l’huile d’olive, qui représentait le travail de toute une vie, a été saisie par des mercenaires soutenus par la Turquie et toutes les machines ont été volées et emmenées en Turquie. Le groupe coupable était Ahrar al-Sharqiya, la même milice soutenue par la Turquie qui a tristement tiré ma collègue Hevrin Khalaf de sa voiture en octobre et l’a assassinée, dans ce que les Nations unies ont décrit comme un crime de guerre.
Et la maison de mon village, dont mon fils avait soigneusement choisi chaque pierre pour la maçonnerie, a été confisquée et transformée en centre d’interrogatoire. Certains de mes anciens voisins de la région m’ont dit : « Nous savons tous que si on nous amène chez vous, nous serons torturés ». L’oasis de ma famille, les pièces où j’ai laissé tant de souvenirs heureux, sont maintenant transformées en un lieu de cruauté et d’agonie où ils tourmentent avec sadisme mon propre peuple kurde.
Pour moi, Afrin n’est pas une ville comme les autres. C’est la terre où de nombreuses générations de ma famille sont enterrées. Les tombes de mon arrière-grand-père, de mon grand-père, de mon père et de ma mère s’y trouvent toutes, au risque d’être vandalisées ou pillées par les milices turques, comme tant d’autres cimetières et sites archéologiques. La maison de mon grand-père et tous ses nombreux oliviers ont également été saisis, certains d’entre eux étant littéralement arrachés du sol, ce qui est l’équivalent symbolique de l’arrachage de mes propres veines. Vous voyez, lorsque le gouvernement turc a décidé de voler systématiquement l’industrie de l’huile d’olive à Afrin, ce qu’il faisait, c’était détruire l’âme et la mémoire vivante des familles comme la mienne, car ces arbres étaient l’équivalent des membres de notre communauté.
Bien sûr, les objets physiques peuvent être remplacés. Mais ce que l’armée turque a fait en occupant et en terrorisant Afrin pendant près de deux ans, c’est créer un enfer personnel où des dizaines de milliers de personnes comme moi ne peuvent visiter nos maisons que virtuellement par Google Earth, et à travers de vieilles photos alors que des larmes coulent sur nos joues.
Plus frustrant encore, dans un monde où l’on voudrait croire que l’équité existe et que les « gentils » finissent par vaincre, la Turquie et ses [supplétifs] n’ont pas encore fait l’objet d’une condamnation significative pour leur litanie de crimes de guerre contre le peuple kurde et les alliés des États-Unis qui ont vaincu l’État islamique.
Les crimes de la Turquie comprennent les enlèvements contre rançon, la traite des êtres humains, les viols, l’esclavage sexuel, les assassinats, les disparitions forcées aux postes de contrôle, les enlèvements nocturnes et l’incendie de villages. En tant que CDS [Le Conseil démocratique syrien], nous demandons qu’une délégation du Congrès ou d’universitaires se rende à Afrin, afin que cette réalité dystopique puisse être observée et corroborée.
Ainsi, dans un monde de statistiques déprimantes, où les tragédies en Syrie semblent toutes se confondre en une grande masse, je voudrais que vous réalisiez que de nombreuses victimes ont une histoire douloureuse comme la mienne, et que les auteurs de ces crimes de guerre ont des noms et doivent être traduits en justice. Imaginez que votre maison vous ait été prise et utilisée comme un centre de torture pour vos voisins et amis, alors que le monde extérieur ne semble pas s’en soucier. Ce n’est qu’alors que vous commencerez à comprendre la douleur des personnes déplacées d’Afrin.
Sinam Sherkany Mohamad est une figure politique kurde et la représentante du Conseil démocratique syrien [Syrian Democratic Council, kurde : Meclîsa Sûriya Demokratîk MSD, arab : مجلس سوريا الديمقراطية) à Washington, DC.
Kurdistan24